« Papa ?
— Oui mon ange ?
— Est-ce que tu peux m’aider à corriger ma dictée ? Y’a des fautes que je comprends pas trop. »
Je me penche vers son cahier et lis ce qu’il a écrit. Ah, oui, quelques complexités. Je commence à lui expliquer une règle de grammaire en prenant en exemple une des fautes qu’il a faites.
Il regarde son cahier, concentré, les sourcils froncés, et ça me fait sourire. Puis son visage s’illumine. Il relève les yeux vers moi et me dit ‘J’ai compris ! Merci papa !’.
Je l’observe retourner à sa correction avec un air déterminé sur le visage alors que je sens comme une gêne dans le creux de l’estomac. Je détourne les yeux et soupire. J’ai souvent une sensation étrange assez désagréable, depuis quelques temps, quand j’ai le malheur de trop regarder Lotus. Comme l’impression que quelque chose ne va pas, sans pouvoir mettre le doigt sur quoi exactement. C’est mon fils quand même, ce n’est pas normal.
Je secoue la tête. Ce n’est probablement rien, de toute façon. C’est mon premier né, ça doit juste me faire bizarre de le voir grandir. Mais j’ai tout de même hâte de ne plus ressentir ça, c’est vraiment déplaisant.
•
J’ai beaucoup de travail en ce moment, et pour ne rien arranger, ma secrétaire est tombée malade. Bon, ce n’est pas sa faute, bien sûr, mais je dois m’occuper de dossiers urgents et régler de l’administratif dont je me passerais bien avec la quantité de travail que j’ai. Le mail que j’ai envoyé pour requérir un ou une remplaçante est resté sans réponse.
Quelques coups se font entendre à ma porte, me faisant me redresser rapidement avant d’autoriser la personne à entrer.
Et quelle surprise…
« … Tray. »
Il a l’air gêné. Compréhensible. Il se racle la gorge.
« Hm. On m’a dit de venir t’assister aujourd’hui. »
Je hausse un sourcil.
« Tu travailles ici ?
— Euh… Oui, depuis des années. »
Ah. Comment ça se fait-il que je ne l’avais jamais remarqué ?
Je me lève et fais le tour de mon bureau.
« Ma secrétaire est souffrante, j’ai besoin que tu la remplaces pour aujourd’hui, et peut-être les prochains jours. C’est beaucoup de travail, ça ira ?
— Oui, sans problème. »
Je hoche la tête et relève les yeux vers lui, avant de m’arrêter net. Il me rappelle atrocement quelqu’un, mais pas son lui adolescent. Cependant, impossible de mettre le doigt sur qui.
Je ne comprends pas ce qu’il se passe. Je ferme les yeux et secoue légèrement la tête.
« Ça va ? me demande-t-il.
— Oui, oui… Excuse-moi. Euh, les papiers à scanner sont là, dis-je en pointant le dossier beige sur le bureau. »
Il le prend, et après un dernier regard intrigué dans ma direction, il quitte la pièce. Je ne sais pas pourquoi j’ai le cœur aussi serré, mais ça n’a aucun sens.
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Ma secrétaire est finalement revenue le lendemain de ma journée à travailler de concert avec Tray, mais j’ai eu le déplaisir de constater que je ne me suis pas senti mieux après. J’avais mis ça sur le compte du fait de travailler avec l’ex de ma femme, mais visiblement ce n’est pas ça. Peut-être que je travaille trop… En tout cas, ça fait maintenant trois semaines, et je n’arrive pas à me détacher de cette sensation de malaise que j’ai éprouvé ce jour-là.
Finalement, à mesure que le temps passe, je me sens un peu mieux, mais c’est principalement parce que je n’arrive plus à bien me rappeler ce que j’ai pensé quand j’ai croisé les yeux de Tray. Mon travail me prend beaucoup de temps, les enfants aussi ; je suis constamment en train de penser à mille choses à la fois, et ça n’aide pas. Quand je me concentre, je le sens, qu’il y a quelque chose qui ne va pas, mais je n’ai pas vraiment le loisir de m’attarder dessus.
En même temps, je préfère me concentrer sur ce qui est important, même si c’est au prix de ressortir trempé d’avoir donné un bain à Hibiscus.
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J’ai réussi à sortir un peu plus tôt du travail aujourd’hui. Ça fait longtemps que je n’avais pas fini avant 18h ! Peut-être que je fais un peu de surmenage finalement. Je devrais prendre des vacances…
Je m’arrête pour prendre le courrier et monte tranquillement les marches du perron en sifflotant.
J’ouvre la porte d’entrée, et c’est la voix de Nilo qui me parvient en premier aux oreilles. Il a l’air… énervé. Je ne comprends pas ce qu’il dit d’ici, mais ça se sent à la cadence de sa voix. Allons bon… Ils ont passé l’âge des disputes de frère et sœur, non ?
Je soupire et me dirige vers la cuisine d’où semble provenir leurs voix sans même me déchausser, prêt à les charrier. Mais arrivé dans le couloir, je comprends enfin ce qu’ils se disent.
« T’es complètement inconsciente Kelita, tu te rends compte ?
— Arrête, Nilo… »
« Comment ça ‘arrête’ ? Tu es dans le déni, c’est incroyable ! Il lui ressemble comme deux gouttes d’eau, c’est qu’une question de temps avant qu’il –
— Je sais ! Tais-toi, je t’en prie… ! »
Nilo obéit, mais ça se sent que la conversation n’est pas terminée. Je me racle la gorge. Les deux sursautent tellement fort que j’ai l’impression qu’ils ont bondi d’un bon mètre.
« L-Leslie ? balbutie Kelita. Tu… Tu es déjà là ?
— Oui, j’ai pu partir plus tôt, réponds-je en m’approchant d’eux. »
Je dépose un baiser sur la joue de ma femme et salue Nilo avant de lui serrer la main. Elle tremble, et est légèrement moite. Je fronce les sourcils. C’est évident que je les ai surpris en train d’avoir une conversation compromettante. Mais à quel niveau, exactement ?
« De quoi vous parliez ? »
Les deux se regardent un instant et je crois voir Kelita secouer très légèrement la tête.
« Rien d’important, t’inquiète, tente maladroitement Nilo. Hm, j’étais juste de passage, je dois filer… Vous ferez un bisou aux petits pour moi, ok ? »
Et juste comme ça, on entend la porte d’entrée se refermer quelques secondes plus tard, et on se retrouve juste tous les deux. J’observe Kelita. Elle n’a vraiment pas l’air serein. Cependant, je décide de ne pas insister, parce que je sens bien qu’elle me cache quelque chose, mais je sais aussi que je ne parviendrais pas à la faire parler maintenant.
Je lui embrasse le front et lui annonce que je vais prendre un bain en souriant.
Dès que je quitte la pièce, je perds mon sourire. C’est évident que ce qu’ils me cachent me concerne, de près ou de loin. Il faut que je tire ça au clair.
•
J’ouvre les yeux soudainement, le cœur tambourinant contre mes côtes à m’en faire mal.
Encore déboussolé de mon cauchemar, je me redresse et tente de me calmer. J’ai la tête qui tourne, comme si j’allais tomber dans les pommes.
J’essaie de me concentrer sur ma respiration mais c’est compliqué. Au fur-et-à-mesure que je reprends mes esprits après mon réveil, mon mauvais rêve me revient plus clairement. J’ai vu Tray. Et Lotus. Côte à côte. Ils… ils…
Il lui ressemble comme deux gouttes d’eau, c’est qu’une question de temps avant qu’il –
La voix de Nilo résonne dans ma tête et je me prends la tête dans les mains après m’être assis.
Je suis complètement fou. Kelita n’aurait jamais fait ça, surtout pas après l’avoir trahie comme il l’a fait. Mon cerveau me joue des tours, c’est tout.
Je regarde Kelita à côté de moi. Sans le vouloir, je me rappelle qu’elle a commencé à beaucoup voir Haki à un moment donné, sans que je ne sois jamais invité alors que c’était une habitude avant. Je ne la voyais plus que quand elle venait à la maison. Je me rappelle aussi des sourires niais que je surprenais Kelita avoir en regardant son téléphone, parfois.
Je secoue la tête. Tu te fais des idées Leslie, tu…
Je déglutis. Je n’arrive pas à penser à autre chose. Je finis par me lever et attrape mon téléphone sur la table de chevet. Je descends au rez-de-chaussée tout en cherchant Haki dans mon répertoire.
Il est quatre heures du matin, mais ça ne peut pas attendre.
Au bout de quelques tonalités, j’entends la voix d’Haki encore à moitié endormie :
« M’allô… ? Leslie… ? Il y a un problème ? »
Ma gorge est nouée, je n’arrive rien à dire dans un premier temps.
« Leslie ? m’interpelle-t-elle, semblant plus réveillée soudainement.
— Est-ce que… Kelita me… cache quelque chose, Haki ? »
Elle ne répond rien pendant un long moment. Son silence en dit long. Je ferme les yeux alors que les larmes montent. C’est pas possible.
« Leslie, tu… Pourquoi tu dis ça ? finit-elle par me demander, la voix tremblante. »
Je l’ai prise au dépourvue au milieu de la nuit alors qu’elle vient de se réveiller, pas étonnant qu’elle n’arrive pas à mentir.
« Lotus n’est pas mon fils, n’est-ce pas ? »
J’ai la voix cassée. Elle sait que je pleure, forcément.
« Leslie… Je… Ne fais rien de stupide, je t’en prie… »
Mon téléphone me tombe des mains.
Puis mes genoux cèdent, et je tombe à terre, en sanglots.
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