Chapitre 41

Après cette première discussion avec Kalpita, elle a appelé régulièrement, et Aurèle a finalement accepté de lui parler, après avoir refusé plusieurs fois. Mais lorsque j’écoute distraitement ses réponses, je vois bien qu’il ne se contente que de répondre aux questions qu’elle lui pose, sans plus. Lorsqu’il me repasse le téléphone sans plus de cérémonie, je sens bien que ça la blesse. Mais en même temps, je pense qu’elle comprend aisément pourquoi.

« Il va s’en remettre, il est jeune, lui dis-je un jour alors qu’elle est particulièrement véhémente dans son auto-flagellation au téléphone.

— Peut-être, mais j’ai merdé, je le sais… J’étais tellement en dehors de tout, c’était tellement le bazar dans ma propre tête… Ça faisait des mois et je ne l’ai pas appelé une seule fois, il a parfaitement raison de m’en vouloir !

— Oui, mais il comprendra plus tard pourquoi ! S’il doit en vouloir à quelqu’un, c’est plutôt à moi, c’est moi qui ai été responsable de ton état… J’ai vraiment tout foiré… Si je m’étais rendu compte de tout ça plutôt, tu aurais beaucoup moins souffert. »

Je l’entends soupirer. On a beaucoup parlé de ce qu’elle a vécu en rentrant en Inde, et ces discussions n’ont pas été faciles… autant pour elle que pour moi. Comment pourrais-je expliquer à mon fils, qui semble me voir d’une manière très positive, que la raison pour laquelle sa maman ne l’a pas appelé avant un long moment est parce que je lui ai brisé le cœur, et qu’à cause de ça, pour le dire assez simplement, elle a été très malheureuse pendant de longs mois ? Tellement malheureuse qu’elle ne pouvait pas prendre son téléphone pour me chercher dans son répertoire sans fondre en larmes, et qu’elle a pensé… mettre fin à ses jours ? Mais en même temps, si je ne dis rien, c’est à elle qu’il en voudra toujours, alors qu’elle n’y est, finalement, pour pas grand-chose… Elle qui va mieux, maintenant, après avoir pu faire le point et prendre soin d’elle, voilà que son fils n’a plus autant hâte de la retrouver qu’avant. Ça me désole tellement que je n’arrive pas à me réjouir de l’attachement de mon fils pour Tetsu. J’ai l’impression qu’il le considère un peu plus chaque jour comme un troisième parent, et ça devrait me combler de bonheur, surtout quand je les vois tous les deux discuter avec animation, comme maintenant.

Bon. Je vais essayer de trouver comment aborder le sujet à propos de Kalpita, et en attendant, je vais profiter des bonnes dispositions d’Aurèle pour lui poser une question très importante… Je m’approche de la table et m’assoit avec eux, tentant de mettre mes soucis de côté dans un coin de ma tête. J’échange rapidement un regard entendu avec Tetsu, avant de me tourner vers mon fils.

« Mon chéri, j’aimerai te demander quelque chose…

— Qu’est-ce qu’il y a, papa ?

— Eh bien… Est-ce que… tu serais d’accord… si… Tetsu venait vivre avec nous ? »

Aurèle prend un air surpris et se tourne vers Tetsu.

« Mais… Je croyais qu’il vivait déjà ici, moi. T’es tout le temps là, Tetsu !

— Hahaha, euh, oui, en effet… Mais j’ai une maison, moi aussi. »

« Euh, oui, c’est vrai qu’il passe beaucoup de temps ici, et c’est justement pour ça qu’on aimerait officialiser notre relation auprès des médias, pour qu’il puisse venir vivre ici. A temps plein.

— Bah moi ça me va hein papa, je t’aime bien, Tetsu, et ça se voit que tu rends papa heureux, alors bon. »

« Hahaha, merci mon grand, ça me fait plaisir de t’entendre dire ça ! répond Tetsu en riant. »

Eh bah voilà une bonne chose de faite ! Et maintenant, je vais pouvoir me concentrer sur ce qu’il y a de moins marrant à venir…

•

Mais les jours passent, et plus j’y pense, plus je me dis que je serais forcément obligé de décevoir Aurèle… même si je lui parle lorsque sa mère viendra prochainement. C’est inévitable. C’est un enfant, et aussi intelligent soit-il, je l’imagine mal comprendre tous les tenants et aboutissants de ce qu’il s’est passé. Et puis de toute façon, j’ai quand même été un sacré con.

Heureusement, j’ai le soutien de Tetsu. Je le croise dans la salle de bain alors que je suis au bord des larmes et je ne peux m’empêcher de lui confier toutes mes craintes. Je manque de craquer, mais il me devance.

« Eeeh, Gaby… Calme-toi… Ça ne sert à rien de stresser autant avant même que les choses ne soient arrivées, d’accord… ?

— Je sais… Mais c’est difficile. »

« Je me doute bien, mon cœur… Allez, dans le pire des cas, Aurèle est un garçon intelligent, il ne restera pas fâché longtemps, j’en suis certain. Et puis, je serais là pour essayer de le faire changer d’avis ! »

« Tu as raison. Je ne dois pas me laisser aller et m’apitoyer sur mon sort. J’ai un pays à diriger, en plus, ça va pas se faire tout seul !

— Voilà, ça c’est le Gabriel que j’aime ! »

Je ris et m’approche pour l’embrasser. Je m’arrête cependant à quelques centimètres de ses lèvres pour lui murmurer un « je t’aime » sincère. Comment ai-je pu me passer de lui pendant aussi longtemps ?

Et au même moment, la porte de la salle de bain s’ouvre et Aurèle entre, avant de s’exclamer :

« Oh non ! Pourquoi vous faites ça dans les parties communes de la maison ? C’est dégoûtant ! »

Nous éclatons de rire tous les deux, et malgré sa remarque peu appréciative, le rire de mon fils finit par se joindre aux nôtres. J’ai un pincement au cœur, mais en même temps, l’espoir que notre relation soit trop forte pour être détruite par mes erreurs persiste. Et j’en suis heureux.