« … Henford-on-Bagley ? répète mon père, circonspect. Mais… C’est la campagne, là-bas.
— J’y ai été en vacances il y a deux mois, je sais que c’est la campagne, réponds-je, amusée.
— Tu n’as pas peur de t’y ennuyer ? Tu n’as connu que la ville, et –
— Oui mais justement. J’ai besoin, et envie, de changer d’air. La ville m’étouffe, et je ne me vois pas trouver un travail et rester ici. »
Papa et maman échangent un regard. Rien de ce qu’ils ne pourront dire ne me fera changer d’avis, j’ai bien réfléchi, mais j’ai comme l’impression que ce n’est de toute façon pas ce qu’ils essaient de faire.
« Tu as pensé au fait que tu serais loin de nous et de ton frère ? Tu n’as jamais vécu seule, tu n’as pas peur que ça soit un peu éloigné comme premier logement ? »
« Papa, qu’est-ce que tu racontes ? On peut se parler au téléphone quand tu veux, et je connais des gens là-bas déjà. Ne t’inquiète pas, je vais me débrouiller. J’ai trouvé un travail et une maison à louer toute seule, ça devrait te rassurer, non ? »
Il soupire et semble réfléchir quelques instants avant de se tourner vers maman et hausser les épaules :
« Bon, il faut que je me fasse une raison, c’est ça ?
— Oui, je crois bien, chéri. »
« Bon. D’accord. Mais à une condition.
— Une condition… ?
— Tu acceptes que je t’offre une partie de ton héritage en avance !
— Papaaa… »
J’ai beau protester, il ne veut rien savoir et se lève immédiatement pour appeler sa banque et faire un virement conséquent sur mon compte. Quelle andouille. Qu’est-ce que je vais faire de tout cet argent ? Je n’en aurais pas besoin là où je vais…
•
La petite maison que j’ai trouvée est située dans le centre-ville. Ça me permettra de rencontrer du monde et de me faire à la vie à Henford. J’envisage à terme de m’éloigner un peu, pour être encore plus au milieu de la nature ou des champs, mais pour l’instant, la localisation me convient.
Je passe beaucoup de temps à écrire quand je ne travaille pas et que je ne suis pas en train de vadrouiller dans le village. J’avais raison, le cadre est propice à ma créativité !
Ingrid vient souvent me rendre visite. Pas autant qu’elle l’aimerait, puisqu’elle doit aider sa mère à la ferme, mais elle trouve toujours le temps de passer me voir plusieurs fois par semaine. Parfois, c’est moi qui me rend à leur domicile, mais comme Ingrid ne vit pas seul, on a moins la possibilité de passer du temps juste toutes les deux. Surtout qu’elle n’a toujours rien dit à sa mère pour nous deux… Mais je ne peux pas juger. Je ne sais pas ce que c’est que d’avoir des parents homophobes. D’ailleurs, personne ne sait que nous sommes un couple au village, puisque les informations remonteraient très vite aux oreilles de sa mère. On est dans une situation un peu compliquée…
« Oh regarde, on dirait Jacob celui-là ! »
« Tu me fais penser que ces ingrats sont toujours pas venus me voir depuis que je vis ici… !
— Bah, c’est loin en vrai.
— Oui mais bon… Yoa me donne toujours des excuses un peu bizarres, je trouve ça louche.
— Je suis sûre que tout va bien, t’en fais pas. Il est probablement trop content de vivre avec Jacob pour penser à bouger.
— Sûrement… »
Mon regard continue de glisser sur les nuages. Lorsque j’en vois un amusant je le pointe à Ingrid, qui rit mais qui semble être préoccupée soudainement.
« Un problème ? demandé-je. »
Elle soupire.
« Ma mère a encore eu des remarques désobligeantes aujourd’hui. A la télé ça parlait de deux actrices qui se sont récemment mariées, et elle s’est pas gêné pour parler de ‘relation contre-nature’ et tutti quanti. »
« Oh non… Je suis désolée.
— Pourquoi tu t’excuses ?
— Je… Je ne sais pas… J’aimerais pouvoir t’aider.
— Malheureusement tu ne peux pas faire grand-chose. Il faudrait que je prenne mon courage à deux mains et que je la remette à sa place, mais je sais que cette discussion ne se terminera pas bien, et ça me fait peur.
— Tu n’es pas obligée de lui dire si tu n’as pas envie. Je ne te force à rien, tu sais. »
« Je sais. Mais je n’ai pas envie de garder notre relation secrète. Ça me paraît injuste. Pour toi, mais aussi pour moi. On a le droit d’être heureuses sans pour autant devoir se cacher. »
Je place une de ses mèches derrière son oreille, mais rebelle, elle se replace comme avant.
« Alors dans ce cas-là, je peux être là quand ça se passera. Si tu veux.
— Je ne sais pas si j’ai envie que tu vois ça…
— Si ça peut t’aider tu n’as qu’à demander. Mais si tu ne veux pas je comprendrais aussi. En tout cas, sache que tu ne seras jamais à la rue. Ma porte est grande ouverte.
— Merci Yûya… »
Je jette un œil vers la clôture pour vérifier qu’aucun curieux n’est en train de regarder dans mon jardin, et embrasse tendrement Ingrid quand j’ai la confirmation qu’il n’y a personne. Je la sens se détendre dans mes bras. Je ne peux pas vraiment imaginer comment elle se sent, mais rien que de penser qu’on puisse haïr son enfant pour une raison aussi stupide me met hors de moi. Une part de moi espère que quand elle saura que sa fille fait partie de ces gens qu’elle déteste elle changera radicalement d’avis, mais je sais bien que c’est idéaliste de penser ça.
Je l’aide à se relever et elle m’embrasse la joue.
« Il faut que j’y aille avant qu’elle me pose dix mille questions quand je rentrerais. Dans mon état actuel je serais capable de lui répondre franchement, et je pense que c’est mieux si j’essaie de réfléchir à une manière diplomatique d’aborder les choses.
— Mais tu veux le faire bientôt ? On n’est pas pressées, c’est –
— Je sais, mais j’ai vécu dans un mensonge suffisamment longtemps. »
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