« Lâchez-moi ! »
Je lève les yeux de mon livre de compte, intrigué. Une agression dans la rue juste devant mon bar ? Ils ont peur de rien.
Je ferme et range ce qui m’occupait depuis déjà deux bonnes heures puis sors du Blast. J’entends un premier coup. C’est pas vrai… J’accélère, débouche sur le trottoir, et sens ma mâchoire se décrocher lorsque je vois le frère de Kasai aux prises avec deux voyous. Je me reprends cependant vite pour les interpeler et éviter qu’ils ne le frappent à nouveau.
« Vous l’avez entendu. Lâchez-le. »
Ils sursautent et se tournent vers moi avant de s’exécuter et de partir en courant dans la direction opposée. Ils ne sont pas à moi, ceux-là… mais visiblement ils savent qui je suis. Qu’est-ce qu’ils foutaient là ?
La respiration haletante de Chiyuki attire cependant mon attention.
« Ça va aller, gamin ? T’as besoin de soins ?
— N-Non… »
Il me lance ensuite un regard dédaigneux, me faisant comprendre qu’il sait parfaitement qui je suis, lui aussi. On ne s’est jamais rencontré, pourtant. Malgré son air revêche, il tremble de la tête aux pieds. Ces abrutis n’ont pas l’air de l’avoir trop blessé, un seul coup de genou dans le ventre je dirais, mais ça doit secouer quand même, une altercation pareille au petit matin un lendemain de Fête de l’hiver.
« Viens avec moi, je vais te servir un truc chaud. »
Je tourne les talons, mais j’entends bien qu’il ne me suit pas. Je tourne à nouveau la tête dans sa direction et vois qu’il me regarde toujours de la même manière.
« Je ne vais pas te faire de mal. Ils pourraient revenir, c’est plus prudent si tu restes avec moi. »
A contrecœur, il se détache de la barrière et me suit jusque dans le bar.
•
Je pose un mug de tisane fumante devant lui. De la camomille. Parfait pour calmer les nerfs. Il hoche presque imperceptiblement la tête pour me remercier et passe ses mains gantées autour de la tasse avant de la porter à ses lèvres. Il souffle dessus un moment et prend une gorgée avant de la reposer.
« Hm. Au moins tu n’as pas peur que je t’empoisonne. »
Il lâche soudainement la tasse.
« Jamais je ferais ça, détends-toi. »
Je fais le tour du bar et vais m’asseoir près de lui.
« Tu sais qui étaient ces types ? lui demandé-je, intrigué. »
Il pouffe, et me toise d’un regard mauvais.
« C’est pas plutôt moi qui devrais vous demander ça ? »
Ok, il a de la répartie le gosse. Je vois que c’est de famille. Je me contente de sourire.
« Touché. Mais non, je les connais pas. En plus, mes hommes ne s’attaquent pas à des civils comme ça sans raison. Ça leur est même formellement interdit. »
Il détourne le regard et reprend une gorgée de boisson chaude.
« La raison pour laquelle je te pose la question, c’est que si tu ne les connais pas, il y a deux possibilités : soit ils voulaient juste te voler, soit… »
Je laisse la suite en suspens, mais il semble comprendre où je veux en venir.
« Soit c’est lié à Kasai, hein ? demande-t-il.
— Précisément.
— Ils n’ont même pas essayé de prendre mon portefeuille, alors que je l’avais sur moi. J’étais en route pour aller acheter le petit-déjeuner. »
Il sort son téléphone et tape rapidement un message, probablement pour rassurer Kasai en lui disant qu’il aura du retard.
« Je suis désolé de te l’annoncer comme ça, mais pour ta propre sécurité, il vaudrait mieux que tu évites de revenir à San Myshuno.
— J’ai pas envie de me laisser dicter ma vie par des raclures.
— Je comprends. Mais tu es une cible facile pour les ennemis de Kasai, et il commence à en avoir un petit paquet. »
Chiyuki se tourne d’un coup vers moi, fulminant.
« Et à qui la faute, hein ?! Qui est-ce qui l’a entraîné dans ce milieu pourri ? Vous êtes bien gonflé de me donner des conseils pour me protéger alors que c’est à cause de vous qu’on en est là ! »
Je soupire. C’était évident que cette discussion n’allait pas bien se passer, qu’est-ce qui m’a pris ?
« Pour ton information, je ne l’ai forcé à rien. J’ai été clair dès le début sur ce que ça impliquait de travailler pour moi. Je reconnais cependant qu’il était désespéré, et que j’ai utilisé ça à mon avantage. Au début, et un peu après. »
Il ouvre la bouche pour rétorquer mais je ne lui en laisse pas le temps :
« Mais je me dois d’être honnête avec toi : ton frère est comme un poisson dans l’eau dans ce milieu. Au début, il était tout frêle, timide et hésitant. Maintenant, il mène des missions à bien au-delà de mes espérances et certains des plus anciens membres de l’organisation le tiennent déjà en haute estime. »
« Ça fait quelques temps que je considère qu’il a remboursé sa dette envers moi, mais il a décidé de rester. Parce que ça lui plaît. »
Il ne trouve rien à répondre à ça et se contente de froncer les sourcils en baissant les yeux sur le bar.
« J’aime beaucoup Kasai, Chiyuki. Pour être honnête, je pense pouvoir affirmer sans soucis que je le considère comme mon petit-frère. Certes, notre relation n’a pas commencé comme telle, mais… »
J’hésite. Ça fait longtemps que je n’ai pas parlé de ça. Mais ça peut être une solution pour que Chiyuki me considère un peu moins avec médisance.
« J’avais un petit-frère, tu sais. Il s’appelait Livio. On avait dix ans d’écart, mais on était très proches. Et c’est fou ce qu’il lui ressemble. Têtu, déterminé, pas très observateur et un peu naïf… Je pense que… sans vraiment le vouloir, j’ai développé un attachement similaire à Kasai, alors que crois-moi, ce n’était pas du tout prévu à la base. »
Il tourne les yeux dans ma direction, et je peux voir qu’il m’écoute attentivement.
« Si Kasai désire rester dans ce milieu, je vais faire en sorte qu’il y mène la meilleure vie possible. Mais malgré tout, je ne peux pas être partout… tu as eu de la chance qu’ils aient été assez bêtes pour t’agresser devant mon bar, et que j’aie été présent. Je… Je ne veux pas qu’il vive la même chose que moi, ok ? »
Il ouvre légèrement la bouche, et attend quelques secondes avant de demander du bout des lèvres :
« Livio est… ?
— A vingt ans, oui. Une stupide vengeance d’un membre de notre gang rival de l’époque. Il l’a regretté amèrement, bien sûr. Mais ça ne m’a pas rendu Livio. Et tu sais que s’il t’arrivait malheur, Kasai réagirait comme moi. »
Je pose ma main sur l’épaule de Chiyuki et la lui serre gentiment.
« Pour l’instant, ses mains sont vierges de sang. Assurons-nous que ça reste ainsi.
— M-Mais… Moi c’est une chose… Mais… Tainn ? Les enfants ? »
« Ne t’en fais pas pour eux, ils sont sous haute protection. Et pour l’instant, les enfants sont de toute façon trop jeunes pour être seuls dans la rue. »
Je ne sais pas si j’ai réussi à le rassurer, mais il ne dit plus rien. Je finis par me lever et attrape son mug vide pour aller le mettre dans l’évier derrière le bar.
« Je te raccompagne chez Kasai. On peut passer acheter à manger comme prévu avant, si tu veux. »
Il hoche doucement la tête, l’air résigné.
•
Yuki est bizarre depuis ce matin. Il a l’air de broyer du noir, alors qu’à ma connaissance, il ne s’est rien passé. J’espère que j’ai pas encore fait une bourde comme hier sans m’en rendre compte…
Une fois les enfants couchés, Tainn nous annonce qu’elle va aussi dormir, éreintée de leur avoir couru après toute la journée. C’est vrai qu’ils ont été particulièrement excités aujourd’hui, et elle s’en est majoritairement occupé, nous laissant, Yuki et moi, profiter l’un de l’autre avant qu’il ne doive attraper son train demain matin.
Yuki lui souhaite une bonne nuit alors que je l’embrasse doucement sur la joue, et un instant plus tard, nous sommes seuls tous les deux. Il s’assoit sur le canapé et tapote la place près de lui pour m’inciter à le rejoindre. Je m’exécute.
« Je… Je sais pas trop comment dire ça avec les formes, alors voilà… Je pense que je ne vais pas revenir à San Myshuno. »
Quelques secondes s’écoulent le temps que l’information monte au cerveau et…
« Hein ? Mais pourquoi ? »
« Euh… Je… Je me suis fais agresser ce matin, en fait... mais c’était juste à côté du bar de Tony, alors il m’a tiré de là assez vite. Il les connaissait pas, et moi non plus, et ils voulaient pas me voler non plus, donc on est presque sûr que c’est… enfin, des gens qui voulaient t’atteindre, quoi. »
Attendez, attendez, attendez… Trop d’informations d’un coup, là…
« Tu… Ça va ?
— Oui, oui, rien de grave, vraiment. J’en reviens pas de dire ça mais je dois probablement une fière chandelle à Tony…
— Je t’avais dis qu’il était pas si horrible.
— Mouais… Enfin, en tout cas, il m’a très fortement recommandé de rester à l’écart de la ville, et… je pense que je vais l’écouter. J’avais pas envie de te cacher ce qu’il s’est passé ce matin, mais tu vas aussi probablement flipper dès que je viendrais, alors…
— Mais… On va se voir quand, alors ?
— Ben tu viendras me voir !
— … Dans ta mini-chambre d’étudiant… ?
— Non mais… quand j’aurais un logement plus grand, bien sûr. Peut-être que je vais m’incruster dans une colloc’, je sais pas encore. »
Je soupire. J’aurais dû me douter que ça pouvait arriver. J’ai relâché ma vigilance quand il a déménagé, du coup j’ai pas eu le réflexe de l’accompagner ce matin. Quel idiot… Enfin, ce qui est sûr, c’est que je vais voir avec Tony pour qu’on retrouve ces enfoirés…
Commenti