C’est confirmé. Tainn attend des jumeaux… Quand l’obstétricien nous l’a annoncé pendant l’échographie, j’ai cru que j’allais défaillir. Mais elle, non, tranquille. Franchement, je l’admire beaucoup. Elle gère cette grossesse d’une main de fer, c’est absolument incroyable. Alors que bon… des jumeaux !! En plus, maintenant, il faut réfléchir non pas à deux, mais à quatre prénoms… oui parce qu’on n’a pas voulu connaître le sexe des bébés. Histoire de garder une petite surprise. Tainn y tenait et moi ça m’était égal, alors voilà.
Cependant, en ce moment, j’ai pas trop la tête à réfléchir à ça. Il y a quelques semaines, c’était l’anniversaire de Chiyuki, et il n’a toujours pas donné de signe de vie, évidemment. Son année scolaire est sur le point de se terminer, et je n’ai aucune idée de ce qu’il va faire après. Est-ce qu’il va rester ici et se prendre un appartement ? Est-ce qu’il va partir ?
Je pousse un profond soupir. C’est déjà l’heure pour moi d’aller bosser. Au moins, ça aura le mérite de me faire penser à autre chose.
•
J’ai les mains moites, le cœur serré, la respiration tremblante. Je n’ai même pas encore toqué à la porte que je meurs d’envie de partir en courant. Mais non, je suis là pour une raison, pas question de fuir une nouvelle fois.
Je toque à la porte, et attends. Il n’est même pas 18h. Si je me rappelle bien, il est encore à l’appart pour deux bonnes heures.
« Chiyuki ? »
Surpris, je me tourne et vois une jeune femme se diriger vers moi, semblant sortir de l’ascenseur, un grand sourire aux lèvres. Je n’ai beau avoir vu Tainn qu’une seule fois, et de dos, je sais que c’est elle que j’ai en face de moi. Cependant, j’ai à peine le temps de réagir à sa présence que mon regard est attiré par son vendre bien rond. Qu’est-ce que…
« Je t’ai bien reconnu ! C’est vrai que tu ressembles beaucoup à Kasai.
— Je… »
Je suis paumé. Elle sort ses clés et ouvre la porte, m’invitant à la suivre.
« J’imagine que c’est lui que tu es venu voir, mais aujourd’hui il a dû partir plus tôt, m’explique-t-elle en posant ses affaires près de l’entrée.
— Tainn, je… j’ai beaucoup de questions, là, d’un coup…
— Je t’écoute, je tâcherais d’y répondre le mieux possible, me répond-elle en souriant. »
Soudain, elle pousse un petit gémissement de douleur en se tenant le ventre.
« Oh mon Dieu, ça va ?
— Oui, oui, ne t’inquiète pas… Ils sont juste… très vigoureux. J’ai hâte que ça se termine, pour être honnête !
— Tu… Tu attends des jumeaux ?
— Oui.
— Ce sont les… les enfants de Kasai ?
— Oui.
— Je crois qu’il faut que je m’assois… »
Elle me précède pour aller s’installer sur le canapé, et je l’imite.
« Je… Je vais être tonton… ? Déjà… ?
— Ça, je ne sais pas. Oui, ce sont les enfants de ton frère, mais… pour être tonton, il faut être présent. »
Je la regarde dans les yeux, mais son visage n’affiche pas une expression réprobatrice. Plutôt… peinée. Je pousse un soupir et me frotte le visage.
« Je voulais avoir une vraie discussion d’adulte avec Kasai avant de partir.
— Tu pars ? Où ça ?
— A Britechester. Je vais à la fac, en commerce. Grâce à mes bonnes notes j’ai pu obtenir une bourse et une place dans les dortoirs.
— Oh, c’est super !
— Oui, je suis content. Mais… je voulais pas partir de San Myshuno sans… sans le revoir, au moins une fois. Même en sachant qu’il allait probablement me dire de dégager immédiatement…
— Chiyuki… »
« Maintenant, quand je vois que tu es enceinte, que l’appartement ressemble enfin à quelque chose, que ça a l’air de toujours bien se passer entre vous, je… je regrette d’autant plus ce que je lui ai dis ce jour-là… Il méritait pas toutes les horreurs que je lui ai balancées à la figure.
— Il est trop tard pour regretter le passé, mais sache que ton frère attend ton retour depuis que tu es parti. Vous avez probablement des torts tous les deux, mais jamais il ne t’enverra balader. Tu lui manques énormément, tu sais. »
« Mais… Tainn… Tu sais… Tu sais ce qu’il fait dans la vie, je suppose ?
— Oui.
— Et tu… tu cautionnes ?
— Pas vraiment, mais… je suis un cas un peu à part. Il travaille avec l’homme qui m’a en partie élevée. Je sais parfaitement ce qu’il se passe, là-bas. Et même si ça ne change rien, ça me rassure, de savoir. »
Elle ne doit pas parler de Tony, mais je me souviens que Kasai m’a dit qu’elle était la nièce d’un de ses supérieurs. Je ne sais vraiment pas quoi penser de ce qu’elle me répond, cela dit…
Je n’ai pas le temps de tergiverser davantage puisqu’elle m’attrape gentiment la main.
« Touche, tu vas les sentir bouger, me dit-elle en m’approchant de son ventre. »
Timidement, je pose la paume et en effet, je sens quelque chose. C’est… un peu magique, quelque part.
« Tu veux voir la chambre ? Elle n’est pas tout à fait terminée, mais elle a déjà de l’allure ! »
Je hoche la tête et l’aide à se lever avant de la suivre dans mon ancienne chambre.
« Oh mais c’est –
— Ton chien Barbe Rouge. Si tu veux le récupérer il n’y a aucun souci. Sinon, il restera là.
— Non, non, gardez-le… Ça me fera plaisir que mes neveux ou mes nièces jouent avec. »
« Kasai a tenu à le garder malgré tout. Il n’y a aucune raison pour qu’il t’envoie bouler, Chiyuki. Reviens demain, ou dans quelques jours, tu verras. »
Je me tourne vers elle, le visage maculé de larmes, et la prends dans mes bras.
« Merci Tainn.
— Je t’en prie Yuki. »
Je la lâche et m’essuie les joues avant de lui faire un grand sourire.
« On a plein de choses à gérer, lui et moi, mais ça ne me semble plus autant impossible. Peut-être qu’il acceptera même de m’envoyer des photos des petits quand ils seront nés… ! »
Elle rit et m’assure que de toute façon s’il est trop têtu pour le faire c’est elle qui m’en enverra, autant que je veux.
•
« Britechester, hein ? »
C’est la première chose qu’il me dit lorsque je m’assois près de lui. Il m’a demandé de le rejoindre à côté de la mairie pour pouvoir discuter calmement sans déranger Tainn, très fatiguée par sa grossesse.
« Euh… Oui. Je vais faire des études de commerce.
— Ça t’a vraiment plu, ton travail à la boutique ?
— Oui. J’aime beaucoup le contact client, et j’ai envie de découvrir autre chose que la vente en magasin. »
Il hoche la tête. Il ne m’a toujours pas regardé une seule fois. J’aimerai prétendre que ça ne me fait rien, mais ce n’est pas vrai, mon cœur se serre.
« Tu… Tu n’es pas trop stressé par l’arrivée des enfants ? lui demandé-je dans l’espoir de le faire réagir un peu.
— Tu veux vraiment faire comme si de rien n’était ? crache-t-il en me regardant pour la première fois droit dans les yeux. »
Ce n’était pas exactement ce que j’espérais, mais c’est mieux que rien.
« Bien sûr que non, je voulais y aller en douceur. Mais puisque tu insistes… »
Je prends une grande respiration.
« Je suis désolé de t’avoir insulté de la sorte. J’ai bien conscience de tout ce que tu as fais pour moi, et j’ai fais preuve d’ingratitude. Mais malheureusement, tu as aussi brisé la confiance que j’avais en toi en me mentant pendant toutes ces années, et… et elle ne se réparera pas comme ça. »
« Mais malgré tout, je n’ai pas envie de couper les ponts avec toi, parce que tu es mon grand frère, la seule famille proche qu’il me reste, et que mon amour pour toi est toujours là. C’est pour ça que j’ai voulu te voir. Je ne sais pas si je pourrais à nouveau te faire confiance un jour, mais… tu me manques, c’est un fait. »
Il ne répond rien et se contente de tourner la tête. Je vois bien qu’il est triste. Moi aussi je le suis. Puis, il prend enfin la parole :
« Je veux juste que tu saches que je ne t’ai jamais caché quoi que ce soit dans le but de te faire du mal. Au contraire.
— Je sais. Mais tu as trop voulu me préserver. Exactement ce que je t’avais demandé de ne pas faire. Tu n’es pas mon père, Kasai. Tu n’as pas à me cacher quoi que ce soit « pour mon bien ». Ce n’est pas à toi de prendre ces décisions, surtout quand je suis assez grand pour en prendre moi-même la responsabilité. »
Un silence s’installe pendant quelques secondes, puis il m’annonce :
« Je… Je ne te cacherais plus jamais rien. Tu demandes, je réponds. »
Je l’observe un instant, et réfléchis. Tainn m’a dit que de savoir ce qu’il se passe l’aide, mais je suis persuadé que ça aura l’effet inverse sur moi. Je me racle la gorge.
« Très sincèrement, j’ai rien à te demander. »
Interloqué, il me regarde.
« Je n’ai absolument pas envie de savoir ce que tu fais dans les détails, ça ne ferait que m’énerver à nouveau. Je pense que je vais faire l’autruche, et faire comme si tu avais un boulot tout à fait normal, expliqué-je en levant les yeux au ciel. »
« Peut-être qu’un jour je te poserais des questions. Quand je serais prêt à entendre les réponses. Mais c’est pas maintenant. »
Je redresse la tête et le regarde du coin de l’œil. Il n’a pas l’air super jouasse mais au moins il ne s’énerve pas. J’avais un peu peur qu’on ne réussisse pas à avoir une vraie conversation.
« Est-ce que… tu voudras quand même faire partie de la vie de mes enfants ? De… de la mienne ? »
Je ne peux m’empêcher de sourire.
« Je ne pense pas que je reviendrais vivre à San Myshuno, mais comme je t’ai dis, je n’ai pas le courage de couper les ponts, je t’aime trop pour ça. Et je m’assurerais d’offrir plein de jouets qui font beaucoup de bruit à mes neveux et nièces à Noël. »
Ma remarque le fait beaucoup rire. Il finit par m’avouer qu’il appréhende beaucoup la naissance des jumeaux, et qu’il est très impressionné par le sang froid de Tainn. Il sait qu’elle a aussi ses appréhensions, mais elle arrive à compartementaliser plutôt bien apparemment, ce qui lui facilite beaucoup la vie.
« Je comprends. Quand on a des enfants très jeunes, j’imagine qu’on préfèrerait n’en avoir qu’un, histoire de ne pas être complètement dépassé. Mais tu t’es toujours bien occupé de moi, même avant la mort de nos parents, j’te fais confiance pour bien chouchouter tes enfants. »
On continue de discuter pendant un moment, puis il m’annonce qu’il faut qu’il aille travailler.
« Tu es sûr que tu ne veux pas que je t’emmène moi-même à Britechester ? Je peux louer une voiture et –
— Merci Kasai, mais t’inquiète pas pour moi. Et puis, c’est super loin, j’avoue que je préfère n’avoir que quelques heures de train plutôt qu’une dizaine en voiture. »
Il hoche la tête, compréhensif. On est l’un en face de l’autre, et il ne se passe rien pendant quelques instants avant qu’il ne me demande :
« Je peux te prendre dans mes bras ? »
Quel abruti.
« Évidemment, crétin. »
Il me serre contre lui, et je l’entends me murmurer qu’il m’aime, et qu’il est désolé. Je m’autorise un sourire. C’est si rare qu’il me le dise.
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