Comme tous les soirs où je fais une livraison, je vais ensuite retrouver Tony à son bar pour lui faire mon rapport et lui assurer qu’il n’y a eu aucun problème. Je lui tends une enveloppe épaisse, probablement pleine à craquer d’argent, même si je n’ai pas vérifié. Il me sourit et me la prend avant de la mettre dans la poche intérieure de sa veste.
« Et ça va, t’as pas croisé de flics ? »
Des flics. De loin, peut-être. Mais pas vraiment. Pas depuis… ce jour-là.
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« Kasai Berry ? »
« Je suis le commissaire Richard. Je suis navré, il faut que je vous parle. »
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« Non.
— Tant mieux ! De vrais cafards, ceux là. Impossible de s’en débarrasser quand ils te suspectent du moindre truc. »
Je ne réponds rien et me contente de l’observer. L’impossibilité de se débarrasser d’eux, je connais bien.
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« Vous mentez ! Arrêtez de dire n’importe quoi !!
— Je suis désolé. Comme vous êtes tous les deux mineurs, vous allez devoir me suivre pour l’instant. »
Enragé, je passe devant lui dans l’espoir de l’ignorer, mais il met sa main sur mon épaule. Je me retourne en hurlant :
« Vous suivre ?! Pour quoi faire ?!! C’est chez nous ici !! Allez-vous-en ! »
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Je ferme un instant les yeux pour me débarrasser de ces images et finis par lui demande s’il a encore besoin de moi pour ce soir.
« Non c’est bon, tu peux rentrer gamin. »
Son expression me fait penser qu’il sait que quelque chose me turlupine, mais en même temps d’habitude il ne se gêne pas pour me poser la question. Je sais pas si c’est parce que je lui inspire de la pitié ou quoi, mais depuis qu’il connaît ma situation, il essaie toujours de me remonter le moral d’une manière ou d’une autre. Bon, c’est un peu brut de décoffrage, il reste un chef de gang, il ne doit pas avoir l’habitude d’être gentil. Mais bizarrement, j’apprécie son attitude envers moi. Il me demande régulièrement comment se porte Chiyuki, même s’il ne l’a jamais vu. Qu’il soit intéressé de comment moi je vais, d’accord, parce que je lui suis utile, mais mon petit frère ? Ça peut paraître insensé, mais j’ai vraiment l’impression qu’il s’intéresse de manière sincère à ma vie et à ma famille. Je suis peut-être complètement marteau de penser ça…
Je lui fais néanmoins un sourire avant de lui faire un signe de la main et de quitter le bar. Une fois dehors, je sens comme un poids s’abattre sur mes épaules.
Si j’avais mieux géré l’argent que nous ont laissé nos parents, on n’en serait pas là, mais j’ai été idiot… J’ai voulu garder la maison, sans avoir aucune idée d’à combien les factures s’élevaient. J’ai complètement idéalisé le prix de notre scolarité, et j’ai déchanté en apprenant combien nous coûteraient les séances de psy qu’on nous a conseillé de faire pour gérer le deuil de nos parents. Sans compter les frais de notaire pour la succession et ceux de l’enterrement. Et ces stupides frais d’avocat que j’ai dû débourser alors que Roy et Katia étaient tout à fait d’accord pour que j’obtienne la garde de Chiyuki ! Mais non, la justice a voulu me mettre des bâtons dans les roues, affirmant que j’étais « trop jeune » pour m’occuper d’un enfant. Tch. J’ai besoin de l’aide de personne, merci bien.
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C’est bientôt l’anniversaire de Chiyuki. Oui, déjà… Je ne sais pas trop quoi faire. Il m’ignore de plus en plus, et pourtant j’aimerai avoir une discussion franche avec lui, pour savoir ce qu’il me reproche exactement. J’ai peur de la réponse, je l’avoue… Et s’il me disait qu’il me détestait pour lui avoir imposé de vivre avec moi alors qu’il aurait pu décider de vivre avec Roy et Eyleen, ou Katia ? J’ai toujours eu l’impression qu’il ne voulait pas qu’on soit séparés, mais… et si j’avais simplement projeté mes insécurités sur lui ? Un frisson d’horreur me parcourt en pensant à ça.
Bon. C’est décidé, je vais lui parler. Si c’est vraiment ce qu’il souhaite, alors… alors j’ai besoin de le savoir. Et je ne l’empêcherais pas de prendre la décision qu’il veut.
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Alors qu’on rentre de l’école le lendemain de ma décision, je m’avance vers lui, mais je n’ai pas le temps d’ouvrir la bouche qu’il part s’enfermer dans sa chambre. Est-ce qu’il n’a pas vu que je voulais lui parler ou est-ce qu’il m’ignore sciemment je ne sais pas, mais je sens mon cœur se briser un peu quand même. Est-ce que notre relation est ne serait-ce que réparable ?
Je toque néanmoins à la porte après avoir pris une grande inspiration et entre.
« Yuki… Est-ce qu’on peut discuter… ? »
Il se tourne légèrement vers moi et me toise un instant du regard avant de reprendre sa position.
« De quoi ?
— De nous. »
Sa respiration se fige un instant, puis il s’assoit et me regarde. Je déglutis et vais m’installer près de lui.
« Ok. Je… J’ai bien conscience que notre relation n’a fait que se dégrader depuis la mort de papa et maman, et j’aimerai m’excuser si j’ai fais quelque chose de mal. J’aurais dû te demander plus concrètement ton avis au lieu de t’imposer de vivre dans un appartement miteux avec moi. C’est vrai que tu aurais été bien mieux chez Roy ou Katia, et je te demande pardon de ne pas avoir pris en compte tes envies.
— Attends… De quoi tu parles, là ? »
« Ce n’est pas ça, la raison pour laquelle tu me détestes maintenant ?
— Quoi ?! Alors, déjà, je ne te déteste pas, andouille, et ensuite… non, pas du tout. »
Je ne réponds rien et me contente de l’observer, surpris. Il pousse un profond soupir et détourne le regard un instant.
« Oui ok c’est pas le grand luxe, ajoute-t-il en regardant les murs de façon dédaigneuse, mais jamais j’aurais préféré vivre avec Roy ou Katia plutôt qu’avec toi. Et toi, t’as jamais voulu t’imposer à eux, hein ? C’est pour ça que t’as demandé ton indépendance ? »
Je ne réponds rien et détourne à mon tour le regard. Entre autre, oui.
« C’est pas ça, Kasai. C’est juste que… j’ai l’impression de le vivre tout seul, le deuil de papa et maman… Je pleure presque tous les soirs même encore aujourd’hui, et toi tu… je sais pas ce que tu fais mais… j’ai l’impression que tu t’en fiches. Même si je sais que c’est pas le cas. J’ai l’impression que tu as dressé un mur entre nous deux, que tu l’aies voulu ou non. Ça n’aide pas que dès que je te pose des questions tu refuses de me répondre.
— J-Je ne refuse pas de te répondre..., argumenté-je faiblement.
— Arrête… Dès que ça concerne des trucs un peu sérieux comme l’argent ou la santé, tu te renfermes comme une huître. Je vais avoir quatorze ans, je suis plus un bébé, tu peux me parler des choses difficiles, je suis là pour ça aussi. »
Je suis scotché. Je n’ai rien à répondre parce que… ben, c’est vrai. Tout ce qu’il vient de dire est vrai. Depuis quand est-ce qu’il a autant muri ?
« Je t’aime, tu es mon grand frère adoré, mais avec l’âge, t’es devenu têtu comme une mule ! »
Je ne m’attendais pas à cette remarque, alors j’explose de rire. Je le prends dans mes bras et le serre contre moi alors que lui aussi se met à rire.
« Je suis désolé, je n’ai pas voulu me renfermer comme ça… »
Je le lâche et me lève. Je fais quelques pas et m’approche de Barbe Rouge. Je le caresse entre les deux oreilles, et je sursaute un peu lorsque je vois la main de Chiyuki lui réajuster son foulard. Cette vieille peluche renferme beaucoup de souvenirs, c’est certain.
Je me recule et m’assieds par terre. Yuki me rejoint.
« Tu sais ce que m’a dit papa juste après le décès de tatie Syrah ?
— Non, quoi ? »
« Il m’a dit que les gens ne nous quittaient jamais vraiment. Qu’ils étaient toujours là, quelque part dans notre cœur, et qu’il fallait chérir nos souvenirs d’eux. Il était très triste quand il m’a dit ça, bien sûr. L’un n’empêche pas l’autre. »
« Là, j’essaie de chérir les souvenirs de papa et maman, tout en prenant soin de toi qui est bel et bien vivant. Mais tu as raison, ça ne suffit probablement pas. Peut-être qu’il faudrait que je retourne voir le Dr. Grubb. »
Il arbore un air surpris dans un premier temps, puis il me fait un grand sourire. Oh… Je ne m’étais pas rendu compte à quel point ça m’avait manqué de le voir heureux comme ça. J’ai vraiment fait n’importe quoi… mais peut-être qu’à partir de maintenant, je pourrais m’ouvrir un peu plus, au moins à lui.
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