La première chose que j’ai fais le lendemain soir en rentrant du travail après ma reprise, c’est appeler mes sœurs. Je leur ai tout raconté, ce que je n’avais pas osé faire jusqu’à présent, et comme prévu, elles ont été d’un soutien sans faille. Syrah a même insisté pour qu’elles passent me voir le week-end suivant, et j’ai accepté. J’ai désespérément besoin de mes frangines…
Donc nous voici, le jour J. Syrah, affamée, s’est servi un casse-croûte, mais elle m’écoute, comme Aegis, alors que je leur raconte ma conversation avec Chris que j’ai omise au téléphone.
« Il est pas idiot ce p’tit, commente Syrah.
— Tu t’es vraiment mis à pleurer en pleine fella– ?
— Aegis !
— Quoi ?
— C’est tout ce que tu retiens ? s’indigne la plus âgée des deux.
— Non, mais… comme je sais que Chris a été très sympa, j’ai un peu envie d’en rire. »
Ignorant Syrah qui lui lance un regard abasourdi mais néanmoins amusé, Aegis m’offre un grand sourire, et j’éclate de rire. J’ai été assez mortifié sur le coup, mais leur raconter enlève un peu le sérieux de la scène, et voilà que je me mets aussi à en rire… Bah, ‘vaut mieux ça qu’en pleurer…
« Tu as pu réfléchir un peu cette semaine du coup ? me demande Aegis après avoir repris son sérieux.
— Un peu… Mais jamais je n’arriverai à prendre une décision aussi rapidement, c’est tellement… dur… Je suis encore très blessé, et ça ne se réparera pas de si tôt…
— Oui, c’est évident, confirme Syrah. Mais Chris a raison, ça ne peut que te faire du bien à toi d’essayer de lui pardonner, même si vous vous ne vous voyez plus jamais.
— Je sais bien… »
Elles m’offrent toutes les deux un sourire compatissant. Je m’apprête à proposer à Aegis de manger quelque chose aussi lorsque mon téléphone se met à vibrer. Je le sors de ma poche et mon cœur se met à tambouriner dans ma poitrine lorsque je vois de qui vient l’appel entrant.
Aude.
« Oula, c’est quoi cette tête que tu nous fais Aran ? demande Aegis. »
Je lui montre mon téléphone, et Syrah s’empresse de me dire de décrocher, ce que je fais.
« Aude… ?
— Salut Aran… Désolée de t’appeler à l’improviste comme ça. Je te dérange pas ?
— Non, non… Mes sœurs sont là.
— D’accord. Je vais faire vite alors. Je… Je suis désolée de ne pas t’avoir appelé avant, j’avais un peu peur de ta réaction.
— Mais plus maintenant ? demandé-je sèchement, ne prenant pas la peine de la rassurer sur ses craintes.
— Si, toujours, mais j’ai quelque chose d’important à te dire, et je ne voulais pas le faire par mail ou sms. »
Syrah et Aegis me regardent toutes les deux, dans l’attente de la raison de ce coup de fil. Syrah me frotte gentiment le bras comme pour me donner du courage, et je la remercie d’un sourire.
« Qu’est-ce qu’il se passe ? Tu vas bien, au moins ? »
Évidemment, je ne peux pas m’empêcher d’être inquiet. Aegis et Syrah échangent un regard.
« Oui, si on veut. Je… Je vais pas y aller par quatre chemins : je suis enceinte. »
Ma bouche s’entre-ouvre mais aucun son n’en sort. Mon expression ne bouge presque pas, je le sens, mais malgré tout, mes sœurs sont bientôt regroupées autour de moi, visiblement inquiètes. C’est lorsque je sens Aegis passer une de ses mains sur mes joues que je remarque que mes larmes se sont mises à couler toutes seules.
« Je suis vraiment navrée, c’est le pire moment qui soit pour… Ugh. Je… Ma décision n’a pas changé. Je ne reviendrais pas à Windenburg. Mais jamais je ne t’empêcherais de connaître cet enfant, tu m’entends ? Jamais. Tu dois me détester maintenant, mais tu restes son père, alors tu seras toujours le bienvenu chez moi. Je vais t’envoyer mon adresse par sms. A partir de maintenant, même si c’est douloureux, tu peux venir quand tu veux. Je suis vraiment dépitée de la façon dont se sont déroulées les choses… J’aimerai tellement qu’on puisse être une famille unie et heureuse.
— Aude…
— N’essaie pas de me consoler, je ne le mérite pas. Je… Je vais te laisser encaisser, tu n’es pas tout seul alors je suis un peu rassurée. A bientôt j’espère. »
Je reste plusieurs minutes le téléphone toujours collé à l’oreille, suffisamment longtemps pour que je sursaute quand il vibre avec l’arrivée du sms qu’elle m’a promis. Son adresse, à Brindleton Bay. Je regarde mes sœurs, et j’éclate en sanglots. Syrah me prend immédiatement dans ses bras.
« Shht… Respire… On est là… »
Mes doigts froissent le tissu de sa veste et son étreinte se resserre autour de moi. Au bout de longues minutes, alors qu’Aegis me frotte tendrement le dos, je finis par me calmer.
« Tu veux nous en parler ? demande-t-elle alors que je lâche Syrah. »
Je hoche la tête en essuyant mes larmes avec un mouchoir que Syrah s’est dépêchée de sortir de sa poche.
« Je… Je vais être papa. »
Elles doivent entendre dans ma voix que la nouvelle ne me réjouit pas le moins du monde, puisqu’elles n’esquissent pas même un sourire.
« Oh, Aran…, murmure Aegis.
— Je le voulais tellement cet enfant… mais… il va venir au monde dans un foyer divisé, et pas dans une famille aimante, ce n’est absolument pas ce que je souhaitais… »
Je sens à nouveau les larmes rouler sur mes joues mais je n’éclate plus en sanglots, alors je me contente de les essuyer avec le mouchoir. On s’installe autour de la table avant que mes jambes ne lâchent, et je leur raconte la conversation. Aegis finit par me dire que je dois faire attention et ne pas prendre de décision hâtive, que mon bonheur compte aussi, malgré l’apparition soudaine de cet enfant. Je soupire.
« Dans quelques mois, je passe ma soutenance de thèse, et je finis mon internat. Dans quelques mois, je suis officiellement chirurgien spécialisé dans la réassignation de genre… »
Je les regarde alternativement, mais mes yeux s’attardent finalement sur Syrah.
« Comment est-ce que je suis censé ne serait-ce qu’envisager de renoncer à ce qui m’a motivé presque toute ma vie ? Vouloir aider les gens, c’est tout ce que j’ai toujours voulu, et là… »
Syrah me sourit tendrement.
« Je pense que tu le sais, mais au sein de la communauté trans, il existe des listes que les gens se transmettent de praticiens et praticiennes chez qui nous sommes sûr-e-s d’être en sécurité, autant moralement que physiquement. Tu n’es même pas encore officiellement docteur en médecine, et pourtant, j’ai déjà vu passer ton nom un grand nombre de fois sur ces listes. Tu as aidé des gens, Aran. Beaucoup. Et tu auras la possibilité d’en aider encore d’autres si tu continues dans cette voie, j’en suis sûre, mais j’aimerais vraiment que ça ne soit pas au détriment de ton bonheur. Tu as toujours mis les autres en priorité avant toi, alors peut-être qu’il faudrait que tu penses un peu à toi, maintenant ?
— Syrah…
— Le bonheur de mon petit frère adoré est important. Alors même si ça veut dire qu’on perd un précieux allié, si mettre ton altruisme de côté te permet de prendre la meilleure décision pour toi, fais-le, s’il-te-plaît. »
Je vois Aegis hocher vivement la tête du coin de l’œil, et je sens comme un poids disparaître de mes épaules. J’avais besoin d’entendre ça, apparemment… Ça ne fait pas disparaître mon envie de continuer mon métier, évidemment, mais je me sens un peu moins coupable de tout remettre en question.
•
Lorsqu’elles sont parties, je commence à retourner dans ma tête tout ce qu’il vient de se passer en mangeant un morceau.
Qu’est-ce qui m’importe le plus ? Me rapprocher de mon enfant et de la femme que j’aime toujours ? Mon métier dans lequel j’ai investi toute mon âme et que j’aime énormément ?
Je regarde autour de moi. Cette maison, je l’imaginais déjà être celle dans laquelle on élèverait nos enfants. Maintenant, elle semble beaucoup trop grande pour moi tout seul. Et lorsque j’essaie de m’imaginer avec quelqu’un d’autres qu’Aude à mes côtés ici, j’ai une sensation étrange et désagréable dans l’estomac.
Je me lève pour débarrasser mon assiette et monte ensuite à l’étage pour me préparer à aller dormir. Lorsque ma tête touche mon oreiller et que je ferme les yeux, c’est le visage radieux d’Aude qui m’accueille, une main sur son ventre rebondi. J’essaie de garder une expression neutre, mais je sais que c’est avec un sourire aux lèvres que je m’endors.
•
J’ai pesé le pour et le contre pendant de longues semaines, et j’ai fini par me décider à aller voir Aude. Ça ne m’engage à rien, mais je crois que j’ai besoin de la voir, au moins pour réaliser que je vais être papa. J’ai profité d’un de mes rares week-ends pour prendre le train jusqu’à Brindleton Bay, et bientôt, je me retrouve devant sa maison recouverte de neige.
J’ai le cœur qui tambourine dans la poitrine. Je n’ai aucune idée de comment va se passer cette entrevue, et c’est probablement ça qui me fait peur. Elle sait que je viens, mais tout de même, ça ne rend pas le tout plus facile.
Une fois mon arrivée annoncée, je n’ai qu’à attendre quelques secondes avant que la porte s’ouvre sur Aude qui me fait un petit sourire.
« Aran… Rentre, tu dois avoir froid. »
Je m’exécute, et mon regard est immédiatement attiré par son ventre arrondi. Je sens à nouveau les larmes monter mais je cligne des yeux pour les empêcher de se faire voir.
« Merci Aude. Je… Excuse-moi, je suis un peu… émotionnellement submergé.
— Tu sais bien que je ne vais pas te juger pour ça.
— Je sais, mais… quand même. »
Mon regard ne quitte pas son ventre, et apparemment, ça finit par la faire rire.
« Tu veux toucher ? »
Je lève brusquement les yeux vers elle.
« Je peux ?
— Bien sûr. C’est ton enfant aussi tu sais. »
Mes lèvres s’étirent en sourire et je m’approche, touchant son ventre délicatement.
Je n’ai même pas enlevé mes gants, mais même comme ça, je sens la chaleur qui émane d’elle. Je n’ai pas été ravi de la nouvelle puisque nous ne sommes plus ensemble, mais je dois bien avouer qu’être là, toucher son ventre comme ça, ça me rend… heureux. Sincèrement heureux.
« Je pense que ça sera un garçon, murmuré-je en la regardant dans les yeux. »
« Ah oui ? Et qu’est-ce qui te fait dire ça ? Ton expertise de médecin ? me demande-t-elle, taquine. »
Je ne peux m’empêcher de rire, mon cœur s’emballant un peu. C’est elle, la femme dont je suis tombé amoureux. Elle n’était plus que l’ombre d’elle-même avant de partir, et je suis bien obligé de constater que s’éloigner de Windenburg lui a redonné des couleurs. A moins que ça ne soit la grossesse ? Les deux, peut-être.
« Non, je ne peux pas vraiment savoir ça juste en touchant ton ventre. Mais, je ne sais pas, une intuition… »
On se regarde dans les yeux un petit moment sans rien dire.
Aude finit par briser la glace et me propose d’enlever ma veste et de boire quelque chose de chaud. J’accepte volontiers.
A la fin de l’après-midi, après avoir beaucoup discuté avec elle, j’ai pris ma décision.
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